Peintures
Les peintures de Jean-Pierre
Baillet sont comme ces pierres antiques gravées
de textes que le temps a usé, où n'apparaissent
plus que des bribes de mots, des lettres imprécises,
vagues signes que l'humidité recouvre d'une
géographie aux contours indécis.
C'est donc le signe qui est le verbe
- énigmatique - de ces peintures, verbe obscur
dont le sens échappe à l'évident,
parole qui ne se prononce pas, ne se lit pas, mais
se REGARDE.
Jacques Jacob,
Responsable des Arts Plastiques
Janvier 1990
Cernés.
Souvent cernés
par un océan noir, ces tableaux sont comme
des îles. A l'extérieur sont les étendues
sombres et nues où rien ne se passe où
le regard ne peut s accrocher et qui cernent des formes
à la fois complexes et rassurantes : des îles
entourées de nuit.
Mais aussi dans cet
espace sombre pourrait-on voir un barrage naturel,
générateur de silence (ou un passage
naturel) protégeant la forme centrale où
s'accomplit le tableau.
Peut-être encore,
cette muraille du tableau n'est-elle qu'une défense
provisoire et qui plus tard sera abandonnée.
Page.
Je remarque que très
souvent ces peintures, en leur centre, ressemblent
à des pages d'écritures et cela ne tient
pas seulement aux signes qu'on y voit. Non, c'est
ce rectangle approximatif qui le suggère, comme
un livre ouvert ou comme une lettre usée qu'on
aurait trop pliée, dépliée et
qui parfois perd des fragments.
Le fragment.
C'est une forme qu'adoptent parfois ces tableaux.
C'est comme si, archéologue
plutôt que peintre, Baillet avait retrouvé
dans sa mémoire quelques traces, quelques bribes
et voilà trois signes qui s'inscrivent sur
fond d'ocre ou qui disparaissent, mangés par
l'usure.
L'usure.
C'est Léonard
qui déjà au XVIème parlait de
ces dessins étranges que l'humidité
dessine sur les murs et de ce pouvoir qu'ils ont de
parler à notre imagination et je revois certaines
fresques de Giotto, plus belles à mes yeux
d'être si usées, si griffées.
La griffe.
Les signes qu'on voit
là ont quelque chose de la griffe. Comme si
un animal s'y était longuement acharné,
pour le marquage de son territoire.
Un territoire.
C'est en somme ce qu'est
cette peinture longuement travaillée, espace
où s'inscrivent les obscurs désirs du
peintre, champs plastiques où s'abritent les
mémoires archéologiques, terrains où
des dessins, hybrides de la lettre et du signe, remontent
à la surface du papier ou de la toile, comme
le font les cailloux dans les champs.
Cette impression du
territoire est parfois suggérée par
la division du tableau en cases ou en quatre parties
et si j'évoquais la page et le livre c'est
que ce sont aussi des territoires que sillonnent les
lettres.
Or ici c'est l'origine
de la lettre qui parcourt ces tableaux: le signe se
fait verbe, verbe obscur dont le sens échappe
à la raison, parole qu'on ne prononce pas,
qu'on ne lit pas, mais qu'on REGARDE et qui parle
par ses formes et sa matière.
Matière.
Que dire de cette matière
? Elle tient de la terre. Sa couleur, sa matité,
son grain, tout parle de la terre.
Après tout c'est
dans l'ordre des choses. Si la peinture de Baillet
a ce caractère îlien que je remarquais
au début, il devient évident que la
partie centrale du tableau évoque la terre.
Enfin, une dernière
remarque. Cette époque suscite des objets lisses,
des matières inoxydables, des plastiques indestructibles
comme pour exorciser le périssable et le temps
: des objets gommés et sans rides finalement
très angoissants.
A l'inverse les tableaux
de Baillet semblent échapper à cette
angoisse ; ici le temps est désarmé,
ses conséquences sont acceptées, récupérées,
l'usure se fait belle ; la trace précieuse,
et tout porte la marque du vivant, plus émouvante
d'être si fragile, si provisoire.
Jacques Jacob,
Responsable des Arts Plastiques
Texte du catalogue de l'exposition au CAC St Brieuc
Janvier 1990
Il y a un vocabulaire qui s'attache
aux œuvres des artistes. Qu'ils le veuillent
ou non, des mots se greffent sur leurs musiques, leurs
sculptures, sur leurs tableaux. Il y a même
des mots qui se greffent sur les mots. Le mot peut
donc être un parasite qui s'attache à
nos activités, à toutes nos activités.
Mais je suis ici pour vous parler d'un artiste et
de sa peinture et je dois donc utiliser "les
mots". Je vais essayer qu'ils soient des intermédiaires
auprès de ces œuvres; des petites clefs.
Je n'aime pourtant pas trop cette image; elle suppose
que l'œuvre est fermée, voir hermétique;
non, il suffit de regarder le tableau; j'allais dire
bêtement car c'est aussi simple que cela.
Le tableau est une image génératrice
d'émotions; et l'émotion se traduira;
s'il le faut en mots; mais ça n'est pas nécessaire;
j'insiste encore; car c'est le tableau qui est parole.
(fin de ce préambule sur les mots.)
Donc Jean-Pierre Baillet, j'ai regardé
ses tableaux et voici les mots qu'ils ont suscités.
D'abord, la mer et l'île; donc la terre. La
terre appelle le sillon donc la ligne; donc la page.
Alors sont venues les lettres; les lettres et les
signes; le signe donc la trace; la trace appelle un
territoire donc un espace avec une limite;
Vous le voyez, nous retournons à
l'île; à la mer. Ces tableaux sont cernés;
un grand trou noir les borde d'où, par analogie,
cette image de la mer; de la nuit aussi. Voyez encore
: le centre du tableau est une forme isolée,
entourée : c'est une île; c'est donc
un territoire, celui du peintre. C'est là qu'il
a exercé une activité; c'est là
qu'il a laissé sa marque.
Nous pouvons observer les signes
(c'est le mot) de son activité. Attachez vous
à ces signes; ce sont les traces inscrites
dans la matière du tableau, dans le sol du
territoire; parfois d'une façon fragmentaire
parfois régulière comme des sillons;
comme si Baillet avait labouré le sol du tableau.
Mais aussi, toujours par analogie, comme s'il avait
dessiné des lignes de signes incompréhensibles
comme pour des livres improbables.
Ayant eu à écrire un
texte pour le catalogue de cette exposition, j'étais
constamment entre plusieurs images que m'imposaient
ces peintures; je croyais être dans l'image
de l'île, un mot m'entraînait vers celle
du livre; vers la page; la page vers la plage; à
l'île et au territoire encore. Disant ces mots,
ce n'est pas moi qui imagine, mais l'image peinte
qui agit.
Et toujours, dans ces peintures de
J.P.Baillet, les signes, à l'évidence,
sont partout. Ce sont des paroles sans les mots; des
paroles qui s'adressent au regard; cela s'appelle
la forme et la forme est un langage à part
entière; celui des yeux; celui des doigts aussi.
Et ces signes sont les verbes énigmatiques,
sans doute, de ses tableaux; verbes dont le sens échappe
à l'évident; verbes imprononçables,
qu'on ne lit pas non plus mais qu'on regarde.
Alors regardons !
Jacques Jacob,
Responsable des Arts Plastiques
1990 |