Du semblant au faire
L'œuvre de Jean-Pierre
Baillet m'a d'abord intriguée de loin : c'était
par une toute petite photographie qui illustrait la
présentation de son exposition à Inzinzac-Lochrist
en 1991, dans le cahier guide édité
par les musées de Bretagne; elle m'a donné
envie de l'y aller voir et j'ai aimé l'ensemble.
Pourquoi? Ce n'était pas le noir qui encadre,
enferme et valorise, qui donne austérité,
profondeur et unité à l'ensemble; ce
n'est pas l'éclat des couleurs : les tons du
papier kraft, les ocres rouges et jaunes et les terres
dominent, même si un vermillon surgit ça
et là des opacités environnantes; ce
n'est pas, à l'évidence le sujet, car
les œuvres de Jean-Pierre Baillet ne racontent
rien au sens anecdotique du terme, ni même les
compositions qui, répétitives, jouent
presque toutes sur le rectangle du format-fenêtre
qui s'ouvre dans les noirs; non, c'est la force d'appel
de tous ces signes mystérieux qui animent la
surface, déchirures et griffures, gravures
et empreintes, poinçons et bouchardes révélées,
avec toute la présence sensible de la main
qui marque, et du geste qui vivifie. C'est sans doute
l'attrait du semblant et du faire tout à la
fois.
Cela ressemble à
de vieux documents usés, rayés, lentement
rongés par un temps séculaire; on a
envie de les déchiffrer, mais la paléographie
la plus savante y est impuissante; les signes d'une
écriture se dérobent; ce serait plutôt
des traces dues au hasard, laissées par des
gestes machinaux liés à l'usage, insidieux
et routiniers, qui finissent par faire apparaître
des couches de peintures successives et insoupçonnées.
Les œuvres de Jean-Pierre Baillet semblent perpétuer
le souvenir d'innombrables actes banals, que des générations
auraient répétées, sans y penser,
sur les mêmes supports, alors qu'on est tenté
de les prendre comme des tablettes antiques ou des
palimpsestes, que l'archéologie à la
recherche des temps perdus tente de déchiffrer
dans leurs strates effacées... des palimpsestes
préhistoriques, d'avant l'écriture...
ou de faux palimpsestes du quotidien...
Mais tout cela est semblant,
et on le sait, ces œuvres sortent de l'atelier,
elles sont signées et datées au dos
et notre attrait porte alors sur le faire : comment
Jean-Pierre Baillet réussit-il à faire
émerger le temps de façon si palpable?
Ces œuvres gardent et offrent à la vue
la mémoire, mais une mémoire d'un temps
relativement court (même si au regard de certaines
formes gestuelles de la création contemporaine,
la fabrication de ces pièces est longue et
lente). Supprimant tout mystère, Jean-Pierre
Baillet a expliqué comment il fait tout cela,
avec des ressouvenirs de divers métiers du
bâtiment que lui ou ses parents ont pratiqués,
accumulant d'abord les enduits, les couches et les
colles, jusqu'à douze et vingt, dit-il, en
accueillant éventuellement dans cette sédimentation
matériologique des empruntes ou marques de
l'outil, passant ensuite à la phase soustractive,
enlevant, effaçant, rayant, usant... Maître
d'une érosion dans laquelle la résistance
des couches joue moins que la nécessité
de faire surgir une lumière aléatoire
de quelque ocre profondément enfouie, et le
peintre en grattant, de les mettre en valeur, en en
faisant l'axe de sa composition, en les cadrant...
Etroite imbrication du faire volontaire dans la phase
accumulative et de l'aléatoire dans les risques
de l'effacement... L'œuvre de Jean-Pierre Baillet,
sous des airs de faux grimoires fait partager le sens
du temps, celui de l'artisan et de l'artiste qu'il
est tout à la fois.
Denise Delouche,
historienne d'art
15 mai 1993 |