Technique
de peinture
Ma technique est la
somme de procédés utilisés dans
les divers métiers que j'ai pratiqués.
S'ils sont adaptés à la peinture, ils
n'en sont pas moins inspirés directement car
souvent travaillés en parallèle, et
nombre d'outils me servant aujourd'hui ont appartenu
à mon père et mon grand-père,
carreleurs et maçons de métier.
- C'est l'application il y a 10 ans de la technique
de jointoyage d'un carrelage à une série
de peintures inabouties.
- C'est dans ces murs enduits, la préparation
du mortier ou du plâtre, sa consistance, la
maîtrise des outils pour l'appliquer, la trace
de ceux-ci quand il est frais, le séchage
qu'il faut dominer.
- C'est la trace du poinçon dans la taille
d'un bloc de pierre, ce sentiment étrange
de mettre à jour une surface enfouie depuis
des millénaires, cette lumière due
au grain de la pierre et des empreintes de la boucharde
quand elle vient la frapper, la façon d'appareiller
ces blocs les uns aux autres, la lumière
les balayant aux différentes heures de la
journée, donnant à chaque fois une
vision nouvelle.
- C'est dans la matière chaude et veinée
du bois, le débit et l'assemblage de ces
pièces qui deviendront porte, fenêtre,
meuble, la sculpture de ces figures abstraites sur
les panneaux, ce polissage, cette patine qui fera
jouer la lumière sur les moulures chantournées.
Le fait d'avoir travaillé à
des restaurations de maisons ou de meubles a une influence
directe sur la peinture car il s'agit là de
refaire un travail exécuté par des hommes
à une époque différente avec
les mêmes techniques mais surtout de rendre
en plus le travail du temps depuis cette époque
révolue.
Cette notion de temps est capitale
pour moi car ma peinture n'est en fait que la mémoire
d'une somme d'opérations réalisées
selon un ordre établi.
Il existe deux phases de travail:
la première, constructive, durant une quinzaine
de jours, durée relative au temps de séchage,
la seconde, soustractive, qui permet d'accéder
à la lumière du tableau par divers procédés
d'effacement. Cette phase est très variable
en temps car on peut avoir un résultat en trois
heures comme en trois semaines. Il arrive aussi un
stade d'usure extrême où il n'est plus
possible d'obtenir l'intensité recherchée,
le support est alors réenduit.
1ère phase:
Un papier est tendu ou marouflé,
après séchage il peut être enduit
(c'est un mélange de plusieurs enduits broyés
à l'eau qui donneront la porosité requise). Il est appliqué à l'aide de spatules,
truelles ou lissoirs, une dose de pigments y est ajouté,
ce qui lui donne une couleur de fond. Dans cette surface
fraîche intervient le dessin, les traces ou
empreintes mais aussi les accidents laissés
par certains outils qui, par expérience, peuvent
être contrôlés.
Après séchage, application
de la première couche de peinture à
la colle qui sera absorbé dans l'enduit poreux.
La colle de peau est
fondue au bain-marie dans une certaine quantité
d'eau et sert ainsi de liant aux pigments, d'où
la nécessité d'avoir en permanence à
l'atelier un feu doux où la colle se maintiendra
liquide. Il est possible de jouer sur les dosages
colle/eau mais aussi colle/pigment; après séchage
de la deuxième couche, et ainsi de suite, de
douze à vingt couches environ .
2ème
phase:
Il s'agit maintenant d'opérer
par soustraction, l'union de l'enduit, de la colle
et des couleurs. Pour cela deux effacements de base:
- un mode court consistant à travailler la
surface en un moment propice de quelques secondes
après l'avoir couvert d'une dernière
couche de peinture noire, jouant ainsi sur la porosité
de l'enduit et l'abrasif de la colle.
- un mode long visant à extraire la lumière
par usures successives des couches de couleurs et
de l'enduit à l'aide de brosses usées
et de colle de peau vierge après avoir couvert
les supports d'une dernière couche de peinture
noire.
Ces deux modes combinés entre
eux offrent une complexité de moyens qui fourniront
la richesse de la lumière recherchée.
Il s'agit en somme, sur une surface définie
de préparer une terre poreuse qu'il va falloir
nourrir jusqu'à l'obtention d'un tout homogène.
A ce stade, il faut en extraire la lumière
en fouillant les couches successives jusqu'à
en perdre la chronologie pour accéder à
l'essence du tableau. Tout ce qui a été
mis aura servi à l'accomplissement et ce qui
n'est plus y aura participé.
Actuellement mes peintures se composent
de deux rectangles approximatifs, emboîtés
l'un dans l'autre, travaillés chacun en dominante
par l'un de ces modes d'effacements.
De la dernière
couche de noir est née la lumière et
c'est sur ce fond noir neutre qu'elle se détache.
Peut-être faut-il
voir dans cette forme rectangulaire, simplifiée,
dépouillée, où se travaille la
matière, une relation avec les métiers
évoqués: c'est ce rectangle au sol à
couvrir par un carrelage; ce rectangle-façade
à l'aplomb sur lequel on appliquera l'enduit;
ce rectangle de la porte reconstituée, réassemblée;
ces rectangles maniés en proportions et matériaux
depuis les premiers métiers. Il est curieux
de constater qu'à l'échelle humaine,
le rectangle agit comme une forme sécurisante,
alors que de l'infiniment grand à l'infiniment
petit, il n'y a place que pour le cercle.
Je sais à quel point il est difficile, malgré
l'extrême simplicité de cette forme,
d'arriver à l'équilibre d'une peinture
en fonction de ce rectangle et de sa matière.
La force de la peinture viendra du fait que ces composants
(forme, matière, lumière) formeront
un tout, qu'il ne soit plus possible d'y travailler
l'un d'entre eux, pour que la peinture vibre d'elle-même,
soit un accord total avec le peintre dans le moment
où elle est achevée.
Jean-Pierre Baillet
1993 |